Ce roman est une «somme»: il évoque une vie d’homme, de l’enfance à l’âge adulte, présente près de cinq cents personnages et décrit avec une minutie de sociologue, sur près de vingt années, le déclin de toute une société. À la fois roman psychologique et satire sociale donc, la Recherche est aussi roman d’apprentissage, et l’exploration continue du monde et du Moi mène le narrateur sur la voie de la désillusion: ainsi, celui-ci, d’abord fasciné par le côté de Guermantes, en découvre progressivement la futilité et les vices (Sodome et Gomorrhe); de même, amoureux d’Albertine, il se heurte douloureusement à son infidélité et, comme Swann, connaît l’enfer de la jalousie (La Prisonnière, Albertine disparue, Un amour de Swann qui est la 2e partie du Côté de chez Swann). Mais ce qui fonde l’unité du roman et lui donne son sens, c’est le projet philosophique suggéré par le titre. Au cœur du roman et de la conscience du narrateur il y a le Temps, en effet, qui métamorphose tout. Les progrès techniques, les aléas de la mode et, plus encore, les morts, qui jalonnent cruellement ce récit, révèlent un monde constamment en flux. La conscience elle-même se transforme au fil du temps et le «je» présent qui écrit se découvre différent du «moi» qu’il fut: ce sont les «intermittences du cœur». Les souvenirs qu’évoquent encore confusément le morceau de madeleine amolli dans une tasse de thé ou les clochers de Martinville sont autant de signaux qui sollicitent l’attention du narrateur et le guident vers la recherche de ce qui a été perdu. Dès lors, écrire, ce ne sera pas seulement ressusciter le passé, ce sera aussi, de façon plus essentielle, découvrir au delà du chatoyant et du changeant la vérité de l’être. Telle se révèle à la fin du livre la vocation de l’écrivain lorsque le narrateur, bouleversé, découvre chez les Guermantes, vieillie et décrépite, une société qu’il a connue jadis brillante et dans la force de l’âge. La fin du livre annonce ainsi le début de l’œuvre, l’existence s’achève dans l’Art et dans cet achèvement la vie trouve enfin sa signification.
Trois phases se sont succédé dans cette quête, celle de l’action, d’abord, qui ne permet qu’une connaissance imparfaite de soi-même, celle de la narration ensuite, qui fait entrevoir une vérité subjective, celle de l’Art enfin, plus difficile et incertaine, où le sujet par une sorte d’ascèse renonce en quelque sorte à luimême et rouvre une «réalité objective Le style, qui engage la vision de l’écrivain, et la métaphore, qui, en unifiant l’expérience, lui donne une qualité supérieure, sont alors essentiels, en ce qu’ils transfigurent le réel dans le poétique. La phrase qui s’organise en de longs labyrinthes tente de capturer en ses déploiements cette vérité intérieure, ce temps perdu qu’il s’agit de retrouver.
* Les personnages, nombreux, à la fois pittoresques et insaisissables traversent cet univers que le temps et l’imaginaire circonscrivent dans un espace bien clos. Tous sont liés les uns aux autres par les liens de l’amour, de l’amitié, de la rivalité ou même du lignage ; ils constituent un réseau complexe et dense qui donne au roman son sens et son dynamisme propres. n y a le clan Verdurin, petits bourgeois qui jalousent et haïssent les aristocrates du faubourg Saint-Germain : qu’il s’agisse de Madame Verdurin, le chef du clan, de son mari ou du pâle docteur Cottard, tous sont des médiocres, parfois un peu vulgaires. Face à eux, il y a le cercle des aristocrates, brillants et toujours un peu mystérieux: le baron de Charlus, grand esthète, raffiné et élégant ; Saint-Loup, qui épousera plus tard Gilberte, la fille de Swann; et, surtout, la duchesse de Guermantes, distante, lointaine, belle et adulée. Swann, grand bourgeois, intellectuel et dilettante, est sans doute le personnage central, parce qu’il va de l’un à l’autre clan et aussi parce qu’il cristallise, par la figure même qu’il constitue, les thèmes essentiels de l’œuvre.
Il est évidemment possible de rechercher les modèles qui inspirèrent l’écrivain. Pourtant, l’essentiel n’est pas là et le roman arrache à la réalité, plutôt qu’il les emprunte, ses personnages: «Cent personnages de roman me demandent de leur donner un corps comme ces ombres qui demandent dans l’Odyssée à Ulysse de leur faire boire un peu de sang pour les ramener à la vie, et que le héros écarte de son épée écrit Proust dans une de ses lettres à Bibesco. C’est dire le caractère presque fantomatique et irréel de ces personnages. Jean-Yves Tadié, faisant référence à L’Éducation sentimentale, parle, à propos de la Recherche, de roman de «l’apparition». Et de fait, chaque surgissement de chacun de ces personnages révèle, tout au long du roman, une image d’eux-mêmes inattendue et, au sens propre, choquante.
Il n’y a pas, en effet, d’identité stable ni fixe, et toutes ces figures ne sont que le reflet changeant, incertain et subjectif né de la pensée des autres: «Un nom, c’est tout ce qui reste bien souvent pour nous d’un être, non pas même quand il est mort, mais de son vivant. Et nos notions sur lui sont si vagues et si bizarres et correspondent si peu à celles qu’il a de nous, que nous avons entièrement oublié que nous avons failli nous battre en duel avec lui », écrit Proust dans Le Temps retrouvé. De Charlus ainsi, l’apparent amateur de femmes, on apprendra un peu plus tard qu’il est homosexuel; de même, le narrateur aura un jour la révélation brutale, en apercevant Gilberte sur les Champs-Élysées, qu’elle aussi est homosexuelle. Le personnage est double, dédoublé, multiple : soit que ce dédoublement s’engendre dans l’imaginaire même de celui qui le regarde, soit qu’il se déploie, véritablement, dans la réalité : Charlus, devenu vieux, dépouillé de ses allures de grand seigneur, ne sera plus, dans Le Temps retrouvé, qu’un pauvre homme lamentable et repoussant; Madame Verdurin, devenue veuve, deviendra, par un habile remariage, princesse de Guermantes et, en 1919, le narrateur, au cours d’une fête, prendra Gilberte, âgée de trente-neuf ans, pour sa mère, Madame de Forcheville, entrevue pour la première fois en 1892, au même âge…
# C’est à la mort de sa mère que Proust (1871-1922) élabore le projet de la Recherche. La rédaction s’étendra sur quatorze années. L’œuvre est en réalité le fruit de toute une vie de travail et résulte du mûrissement de textes antérieurs (Jean Santeuil, Les Plaisirs et les Jours, Contre Sainte-Beuve) ainsi que de l’assemblage de diverses chroniques.
# S’il est vrai que la Recherche se nourrit de la vie de l’écrivain, il ne faut pourtant pas méconnaître que la biographie particulière devient une entreprise par laquelle le narrateur «réel» s’efface devant le lecteur pour lui faire rencontrer le narrateur fictif, celui qui va écrire le livre qu’il vient de lire. En ce sens, la Recherche marque une étape significative de la littérature moderne, elle ouvre la voie au roman de l’intériorité et à toute une postérité (Sarraute, Duras, etc.).