« Français » et « littérature » sont des termes problématiques. Quelles sont les limites de « Français » ? Historiquement, la domination effective de la langue « française » parmi la population vivant à l’intérieur des frontières de la « France » d’aujourd’hui ne s’est à la fin du XIXe siècle, lorsque la scolarisation universelle a apporté la langue de Paris et les élites aux locuteurs de langues comme le breton (Brezhoneg) parlé sur la presqu’île bretonne, le basque (Euskara) sur la côte sud-ouest, variétés d’occitan (Lenga d’Oc) comme le gascon et le provençal dans le sud, et alsacien (Elsasserditsch) au nord-est. De plus, il existe de nombreux d’importants auteurs qui ont écrit et écrivent encore en français et qui ne vivent pas à l’intérieur des frontières du territoire européen connu sous le nom de « France », bien que dans de nombreux cas s’ils sont citoyens français (les résidents de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Calédonie, etc.) ou d’anciennes colonies françaises telles que Québec et Sénégal. Certains auteurs dont la langue maternelle n’est pas le français ont choisi d’écrire un partie importante de leur travail en français, par exemple Samuel Beckett. Autre
auteurs, nés en France et citoyens français, ont choisi de ne pas écrire en « français » : Frédéric Mistral, comme Beckett, lauréat du prix Nobel de littérature, a écrit dans Provençal. Quant à « littérature », l’usage courant du terme date du 19e siècle, quand ce qu’on a longtemps appelé « poésie » ou belles lettres amalgamé avec d’autres écrits tels que des mémoires et des essais comme base pour études littéraires dans les universités. C’est un peu désinvolte, mais utile, de penser à la littérature comme ce qu’on lit quand on n’y est pas obligé – ce qu’on lit sans immédiat, but circonstanciel.
S’orienter dans la littérature française, c’est en partie avoir une idée de la textes majeurs de la tradition en évolution et un sens de la façon dont ils se rapportent et répondent à une autre. Entrer dans cette tradition peut être, au début, désorientant. Heureusement, peut-être, la situation d’avoir à se rapporter à une société inconnue et de devoir déterminer sa propre place tout en observant les autres est un thème central de quelques-uns des principaux textes de la tradition française. Soit par leur choix ou de circonstance, les protagonistes de nombreux textes français trouvent eux-mêmes dans des situations d’opposition ou d’isolement par rapport à la plupart des autres membres de leur société. Il s’agit souvent d’un dispositif littéraire permettant aux auteurs de rendre critique, des points polémiques ou didactiques (et la littérature française peut être qualifiée à juste
littérature d’idées), mais elle peut aussi être source de troubles émotionnels qui le lecteur une expérience d’empathie, plutôt qu’une perspicacité purement intellectuelle.
Il est logique de considérer les œuvres littéraires en fonction de leurs personnages centraux, ou protagonistes, car à travers l’histoire, épopées, tragédies, nouvelles et poèmes ont très souvent pris le nom du protagoniste comme titre, que ce soit Beowulf ou Hamlet en anglais, ou, en français, Lancelot, Gargantua, Le Misanthrope, Chatterton, Consuelo, Madame Bovary, ‘Le Mauvais vitrier’, Cyrano de Bergerac, Nadja, L’Histoire d’O. Mais même dans les œuvres qui ne comportent pas le nom du personnage central dans le titre, l’accent mis sur son caractéristiques, pensées et actions font du protagoniste un endroit évident pour commencer une exploration de la littérature. Et il faut noter que le terme « protagoniste » s’applique également aux œuvres, comme de nombreux poèmes et textes autobiographiques, dans lequel le personnage principal est une version de l’auteur (« une version » dans le sens que nous supposons souvent un remaniement créatif de l’orateur à la première personne, comme quand Ronsard embellit ou mythifie « Ronsard » dans sa poésie d’amour, ou quand Rousseau parle de lui-même dans ses Confessions). Et puisque la plupart des œuvres qui font jusqu’à la tradition littéraire ont des personnages centraux, leur étude offre une pratique manière de comparer des œuvres entre elles, d’une même période ou d’une même époque à un autre.
Les protagonistes ont forcément des problèmes. S’ils ne le faisaient pas, il n’y aurait pas d’histoire, pas de quête, pas d’obstacle à surmonter, pas de mystères à résoudre, pas de désir à satisfaire, pas de ennemi à vaincre. Dans la tradition littéraire française, d’ailleurs, les figures centrales
ont souvent des problèmes d’un type si particulier qu’ils justifient d’être appelés « héros problématiques » – héros et héroïnes dont le statut et la place dans la société est en jeu – ou même des « anti-héros » (définis par l’OED comme des personnages principaux qui sont « totalement différents d’un héros conventionnel »). Quel genre de personne est choisi comme focal point de l’intrigue et la relation de cette personne avec sa société peut nous dire un bon traiter d’un texte littéraire et de son époque, que ce personnage soit dépeint comme très bon dans les normes sociales en vigueur ou très inhabituel d’une manière indésirable. Pour exemple, le personnage de Rousseau « Emile » dans Emile, ou, Sur l’éducation (1762) est ni le personnage le plus complexe ni le plus crédible de l’époque, mais il présenté un modèle révolutionnaire de la nature humaine et des conséquences pour l’éducation des enfants.
Dans les pages qui suivent, nous rencontrerons un certain nombre de protagonistes qui ont souvent été controversée au moment où leurs histoires ont été racontées ou publiées pour la première fois, mais qui désormais au cœur de la tradition littéraire française et de notre vision des époques dont ils sont issus. Nous verrons également, à titre de comparaison, quelques-uns des d’autres figures contre lesquelles ils se définissent par leur différence. Dans chacun de les chapitres décrits ci-dessous, qui correspondent en grande partie aux périodes historiques de la littérature française, trois ou quatre textes représentatifs seront repris en détail, tandis que d’autres seront mentionnés pour une brève comparaison et suggéré pour une lecture future.